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    Love is Strange : Ira Sachs n'attend pas qu'on lui "donne la permission de faire un film"
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    Passé par Berlin et Deauville, "Love is Strange" sort ce mercredi dans nos salles. L'occasion pour le réalisateur de revenir sur l'importance de son cinquième long métrage, la censure dont il a été frappé et l'état du cinéma indépendant américain.

    "C'est la troisième fois que je viens ici", nous dit Ira Sachs lorsque nous le rencontrons au Festival du Cinéma Américain de Deauville, où il présente Love is Strange en Compétition. "Je me souviens de chacune des fois car elles correspondent à différentes époques de ma vie, et j'aime que mes films reflètent ces changements." Qu'en est-il donc de son cinquième long métrage, centré sur un couple homosexuel joué par Alfred Molina et John Lithgow ?

    AlloCiné : Vous évoquiez le fait que vos films reflètent les changements survenus dans votre vie. Ces changements peuvent-ils être les points de départ d'un long métrage ?

    Ira Sachs : Il me faut surtout voir ce qui résonne en moi et ce qui aiguise ma curiosité, car un film nous suit de près pendant longtemps. Il faut également que le sujet me donne l'impression d'avoir quelque chose à dire, mais aussi à découvrir en le transformant en long métrage. On doit pouvoir s'imaginer vivre avec cette idée pendant un long moment. Ce qui est important avec Love is Strange, c'est qu'il dévoile une vision de l'amour plus optimiste que dans mes films précédents, car c'est mon point de vue maintenant.

    Qu'avez-vous justement appris en faisant ce film ?

    C'est une bonne question. Je pense que j'ai pu définir clairement ce qui m'attirait et ce que j'admirais chez Ben et George, grâce aussi à l'expérience que fût celle de travailler avec Alfred Molina et John Lithgow, qui se sont immergés dans leurs personnages respectifs. J'ai beaucoup appris de ces hommes qui ont vécu de longues vies créatives, appartiennent à une génération antérieure à la mienne et continuent de vivre leurs vies d'artistes avec passion et en prenant des risques, ce que j'espère être capable de faire.

    John Lithgow a récemment joué une adaptation du Roi Lear à Central Park, pendant l'été, et c'est un risque qu'il a pris. Un honneur aussi, mais un risque qu'il a brillamment surmonté. C'est un acteur excellent, qui a près de 70 ans, et c'est un exemple que j'aspire à suivre.

    Je ne voulais pas qu'ils jouent les personnes qu'ils étaient

    La faculté de ces acteurs à prendre des risques, et dont vous parliez, a-t-elle joué dans votre choix pour les rôles principaux ?

    Chacun d'eux avait joué des personnages de gays auparavant [dans Prick Up Your Ears de Stephen Frears en 1987 pour Alfred Molina, et Le Monde selon Garp de George Roy Hill en 1982 pour John Lithgow, ndlr], et je ne pense pas qu'ils aient plus fait de distinction pour moi : la sexualité n'est qu'une composante du personnage. Mais ce qu'il a de nouveau avec ces performances, selon moi, ça n'est pas la sexualité des hommes qu'ils jouent, mais la texture de leurs performances. Surtout John Lithgow, qui est connu pour être un acteur théatral et se révèle ici être naturaliste de façon brillante. Là est sa vraie transformation et ce que je trouve stimulant.

    Nous avons beaucoup parlé du cinéma des années 70, qui était très libre en terme de performance et d'immersion dans un personnage. Et quand j'ai rencontré ces deux hommes, je ne voulais pas qu'ils jouent les personnes qu'ils étaient, mais qu'il y aient accès. Et c'est ce que nous voyons à l'écran.

    Ça et une grande tendresse entre eux.

    Oui. Il me semble qu'ils se connaissent depuis 20 ans, mais ce qui s'est développé sur le plateau est un mélange d'amitié et d'amour qui est devenu très profond. Je pense qu'ils se connaissent aussi bien que deux enfants partis en colonie ensemble, car il y a beaucoup de similarités entre eux : tous deux ont toujours vécu à Los Angeles, sont mariés depuis 40 ans et sont parents. Ils appartiennent au même monde, aussi bien au cinéma qu'au théâtre, et donc à la même communauté. C'était donc plus facile pour eux de jouer un couple de longue durée.

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    "Love is Strange" est une fiction, mais certains de ses événements ont également eu lieu dans la vraie vie, notamment l'histoire de ce professeur renvoyé de l'école catholique dans laquelle il travaillait. Étiez-vous au courant de cette affaire avant d'écrire le film ?

    Mauricio Zacharias, mon co-scénariste, et moi avions lu un article qui parlait du directeur d'une école catholique du Midwest licencié car il avait épousé son conjoint. Ça nous a semblé être un bon point de départ pour un drame, et j'ai depuis lu de nombreuses histoires qui étaient similaires. Après une projection à Dallas, une femme est même venue me voir pour me raconter que sa conjointe venait d'emménager chez elle, après avoir vécu chez sa soeur pendant 6 mois, suite à leur mariage et son renvoi de l'Église catholique où elle travaillait.

    Il y a donc des choses en commun, mais ce que le film révèle davantage pour moi, c'est moins la résistance face à ces changements que l'impact qu'ils ont. Les lois sont intéressantes sur le plan dramatique, dans leur façon d'affecter les vies, mais on voit une plus grande ouverture d'esprit envers les personnes homosexuelles, dont j'ai personnellement fait l'expérience et que le film transmet. L'optimisme au cœur du film va de paire avec les changements de lois dans notre culture.

    C'est d'autant plus ironique que le film ait été classé R aux États-Unis.

    Je suis d'accord et je ne pense pas que ce soit dû à la sexualité des personnages mais plus à cette règle ridicule selon laquelle on ne peut pas dire "Motherfucker" à l'écran sans écoper d'un R. Sauf qu'ils ont la possibilité de faire différents choix en se basant sur le film, ça n'est pas gravé dans le marbre.

    Oui car au final, "Love is Strange" a obtenu la même classification qu'un "Sin City 2", qui est bien plus violent et sexuel.

    Ce qui m'énerve, c'est que nous avons tourné des scènes dans l'école publique au sein de laquelle mon mari, qui est aussi peintre, est professeur d'art - c'est d'ailleurs lui qui a peint les toiles de Ben. Une sortie était prévue pour que des élèves aillent voir le film, mais le principal a appris qu'il était classé R, et ils n'ont pas pu y aller, ce que je trouve malheureux.

    Beaucoup de cinéastes ne font plus de films

    Est-ce la preuve que certaines choses doivent changer à Hollywood, qu'il s'agisse de la classification, de la façon de produire et des risques que devraient prendre les producteurs ?

    Bien sûr (rires) Mais vous savez, je suis ici avec mon cinquième long métrage, et beaucoup des cinéastes qui étaient ici quand j'ai présenté le second [Forty Shades of Blue, ndlr] ne font plus de films. Ils travaillent à la télévision. Je pense que ça montre bien la difficulté de faire carrière en tant que réalisateur de longs métrages aux États-Unis. Surtout si vous n'êtes pas un réalisateur de films de genre ou un metteur en scène hollywoodien.

    Mais ça a toujours été difficile et je me suis inspiré d'une personne telle que John Cassavetes. Quelqu'un a qui l'on avait pas donné d'opportunité mais qui l'a quand même prise. Et je suis à la fois le réalisateur et le principal producteur de Love is Strange, donc je ne sépare pas l'économie et l'esthétique et n'attends pas que quelqu'un me donne la permission de faire ce film. Je la créé.

    Il n'est donc pas plus difficile pour vous de faire des films qu'à l'époque de votre premier ?

    C'est devenu plus facile ces 4 dernières années car j'ai redéfini ma structure économique. Ma stratégie pour lever des fonds est différente et j'ai commencé à développer une marque, pour reprendre des termes capitalistes. Sur ce film, les investisseurs ont été remboursés avant qu'il ne sorte en salles, donc c'est plus facile car il y a un retour sur investissement.

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    Vous évoquiez votre époux, qui est peintre : le scénario est-il basé sur votre vie ?

    Il s'inspire surtout de beaucoup de personnes que j'ai connues, et notamment ma mère et mon beau-père, dont j'ai pu observer la relation pendant 40 ans. Ou mon grand-oncle, dont le partenaire était sculpteur et avec qui il est resté pendant 45 ans. Le film s'inspire donc autant de ma propre vie que de ce que je vois au fil des générations. C'est une chose qui m'est très importante en tant que personne d'âge moyen : regarder mes parents vieillir et reconnaître la temporalité et la brièveté de nos vies. Je suis donc lié à tout ce qu'il y a dans le film, même s'il ne reflète pas ma propre vie au sens autobiographique.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 13 septembre 2014

    La bande-annonce de "Love is Strange" :

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