Je crois que les quelques critiques négatives ou mitigées viennent de ce que leurs auteurs misaient sur un certain genre (thriller, espionnage) qui, sembel-t-il, est davantage celui de Homeland (que je n'ai pas vu, pas encore, pardon). D'où la déception et l'ennui manifestement éprouvé par ces critiques. Mais Hatufim, c'est tout autre chose et c'est en cela que c'est infiniment plus fort. Alors ça paraît lent, long. Le rôle des services secrets est tout sauf central. Le "thrill" (frisson), il est davantage dans la tête des prisonniers libérés, en permanence, et dans celles de leurs proches. Dès qu'on rentre dans ces têtes diverses qui ne peuvent guère se comprendre, parce que leurs blessures aussi profondes qu'elles soient, aussi pour les familles, divergent et entraînent sur des chemins qui s'opposent, se rencontrent parfois au risque de la confrontation ou de la conflagration, on ressent alors de très grands frissons et de puissantes émotions. Tout cela est dit, filmé et joué de façon absolument exceptionnelle. Les deux saisons font un très long film (près de 24 heures en tout) qui focalise sur la psychologie de "petites gens", des femmes et des hommes ordinaires broyés par des logiques qui les dépassent et pourtant auxquelles ils participent et dont ils participent. Les prisonniers, torturés tous trois de la même manière horrible, empruntent chacun une voie différente, Mais cette voie peut-elle être, quelle qu'elle soit celle d'un possible rédemption ? Rien n'est moins sûr. Dans un épisode de la saison 2, il y a un enseignement - on ne sait pas quel est le public, mais il s'adresse à nous, sans appuyer, sans s'appesantir - qui explique parfaitement les mécanismes de l'emprise du bourreau sur sa victime, en 2 mn, tout est dit. Là où tant de série plaquent seulement l'expression "syndrome de Stockholm", comme si c'était une évidence, ce passage explique que l'emprise ne vient pas comme "toute seule", mais vient de mécanismes précis de manipulation. Par ailleurs, je ne me souviens pas d'un film ou d'une série qui montre, sans avoir besoin de se faire davantage explicative que par l'image, ce qu'il en est de la torture, ce qu'elle fait à la psychè humaine. Les scènes insoutenables de torture montre terriblement, mais terriblement bien, la "souveraineté" absolue de celui qui torture ou commande la torture et je n'ai pu m'empêcher de penser à cette insupportable et pourtant indispensable phénoménologie de la torture qu'a réussi à écrire Jean Améry à partir de sa propre expérience, torturé au camp de Breendonk dans "Par delà le crime et le châtiment" (à lire, par nous qui ne pouvons vraiment comprendre). Jean Améry n'a jamais trouvé la rédemption: il s'est suicidé en 1978. Hatufim ne montre pas la torture comme dans un James Bond ! Il nous fait mal, même à nous qui ne ressentons ni la douleur physique, ni le sentiment d'abandon total, ni celui de la "perte du monde" qui font l'horizon du torturé réduit à un corps dévasté. Il n'y a pas de voyeurisme dans cette série (et donc ce n'est vraiment pas un James Bond). Elle donne à penser., notamment (pas seulement) ce que l'homme peut faire à l'homme. Il y faut la puissance du concepteur et réalisateur, et celle aussi des acteurs, tous extraordinaires. Alors, un petit défaut çà et là, cela ne peut m'inciter à mégoter sur mon jugement: cinq grandes étoiles et un immense merci.