C’est un documentaire qui s’offre le luxe du temps long. Un voisin (Gilles Perret, le cinéaste), admiratif de ses voisins, les frères Bertrand, éleveurs de bovins en Haute-Savoie. Il les a filmés en 1997, il récidive en 2023, soit une génération plus tard, saisissant ce qu’il reste d’eux, corps et outil de travail, ce qu’ils laissent en héritage. Les images de ces deux époques s’entremêlent. S’ajouteront celles d’un documentaire télévisé datant de 1972. Cinquante ans d’une vie de paysans ici retracée, un demi-siècle autour d’une ferme familiale dans la vallée du Giffre.
La qualité de témoignage de ce documentaire est indéniable. La période couverte est si longue qu’elle permet d’appréhender les évolutions du métier d’éleveur. Le film insiste beaucoup sur la mécanisation du travail, un peu moins sur la spéculation foncière, les contraintes écologiques ou les variations du prix du lait. Ceci n’est pas un reproche. Ce qui intéresse Gilles Perret, c’est, justement, le travail. Ou plus précisément la force de travail. Et pour incarner cela, il peut compter sur un personnage (le seul) qui aura traversé les trois époques de ce documentaire : André Bertrand.
Visage taillé à la serpe et moustache toute gauloise, on le croirait sorti du célèbre tableau de Léon Lhermitte, La Paye des moissonneurs (1882). Il est l’un des trois frères ayant repris la ferme familiale à la fin des années 60. Ils ont en commun cette force de travail herculéenne que les journalistes n’ont pas manqué de capter en 1972 : en bagnards des champs, les trois frères cassaient des pierres à la seule force des bras pour la construction d’une nouvelle étable. C’est déjà André qui, à cette occasion, porte la voix du trio. Il conte les journées trop courtes pour achever toutes les tâches, les sacrifices, les privations. Il développe également sa vision de l’avenir de l’exploitation. On comprend l’éthique de travail qui l’anime – ainsi que ses frères –, comme héritée du fond des âges. La parole d’André est parcimonieuse et sagace, son esprit vif. Même au crépuscule de sa vie, le corps marqué par ces années de labeur, il reste résolument moderne, déclarant fièrement avoir toujours été ouvert au progrès technique. A travers lui, on mesure l’extraordinaire énergie dont font preuve ces travailleurs au grand air. Une énergie qu’ils semblent puiser dans les racines mêmes de la nature qu’ils s’échinent à dompter. La force de travail paysanne est l’âme de ce beau (en plus d’être utile) documentaire.